Au tournant du XXe siècle, entre 1895 et 1915, la publicité du papier à cigarettes JOB se distingue par le nombre (une vingtaine) et la qualité des artistes choisis pour promouvoir la marque, dont Jules Chéret, Firmin Bouisset, Georges Meunier, Mucha (à l’exception de Toulouse-Lautrec dont le projet ne fut pas retenu!). Parmi eux, une jeune femme -et la seule- Jane Atché, à qui la marque JOB doit l’une de ses plus belles affiches.

À cette artiste tombée dans l’oubli après la Première Guerre mondiale, Jean Laran, conservateur-adjoint au Cabinet des estampes consacre en 1930 seulement quelques lignes dans l’Inventaire du Fonds Français après 1800:  Atché(Jane). Peintre et dessinateur lithographe. Elle a exposé des lithographies en noir : Méditation, S.1897 ; l’Abbesse, S.1900.- Mais à l’exemple de son maître, Mucha, elle a fourni d’assez nombreux modèles aux chromolithographes .

Gerald Schurr, dans l’édition de 1979 “1820-1920 Les petits Maîtres de la Peinture”, ajoute: Jane Atché, née à Toulouse vers 1880, prête une expression angélique aux personnages qu’elle promène dans d’irréels décors du Moyen-Age. Cette imagerie gothique qui fait songer à Burnes-Jones utilise parfois, dans la légèreté de la touche, les ressources impressionnistes que ces peintres de l’imaginaire jugeaient pourtant “bas de plafond”.

Le Benezit de 1999, reprenant le même texte, conclut: Peintre de compositions à personnages, portraits, aquarelliste, pastelliste, lithographe, dessinatrice. Symboliste.

On ne connaissait donc presque rien d’elle quand le Centre de l’affiche de Toulouse présenta son affiche JOB en 2001 dans une exposition réunissant une centaine d’affichistes sous le titre : Ces Toulousains qui ont peint le siècle. Et La Dépêche du Midi écrivait dans sa parution du 10 janvier 2001, sous la plume de D.D.:  Jane Atché : Le mystère. Personnage très mystérieux que Jane Atché. On sait simplement qu'elle est née à Toulouse en 1880. On ignore la date de son décès. Cette artiste au style Art nouveau très affirmé a réalisé ses premières œuvres très jeune puisque les premières que l'on connaisse datent de 1896. Jane Atché a obtenu une Mention Honorable au Salon de la Société des artistes français en 1902. 

S’appuyant sur les références précédentes, le journaliste pensait, en effet, que Jane n’avait que seize ans quand elle dessina en 1896 la plus célèbre de ses affiches! En réalité, elle est née à Toulouse en 1872 et déclarée Jeanne sur le registre de l’état civil. Pourquoi Jane? Dans le Sud-Ouest de la France, il est assez fréquent de trouver une orthographe anglaise à ce prénom(1).

Arrivée à Paris vers 22 ans, Jane suit des cours de peinture auprès de professeurs issus de l’école toulousaine. Celui qui la marque le plus est pourtant un Tchèque qui venait tout juste de connaître la célébrité, après des années difficiles à Paris, Alphonse Mucha.

Après son mariage avec Raymond Leroux en décembre 1905, Jane Atché signe ses œuvres : Jane Atché-Leroux ou J.A.L. Elle participe régulièrement au Salon entre 1895 et 1911 et fait son entrée à la Société des artistes français en 1909. Mais son mari est “tué à l’ennemi”, en 1918, juste avant la fin des hostilités. Sa famille étant originaire de Rabastens, dans le Tarn, Jane Atché choisit de s’y retirer vers 1923, après son second mariage avec le couturier Arsène Bonnaire, ancien directeur de la maison Laferrière. Elle meurt d'une grippe infectieuse lors d’un voyage à Paris, en 1937.

A présent, si Jane Atché commence à susciter l’intérêt des collectionneurs, en partie grâce aux publications d’Alain Weill et de Jack Rennert depuis une trentaine d’années, elle est encore trop peu connue. Or, pour la première fois, une exposition va lui être consacrée à Rabastens, comme un hommage de son pays natal. Soulevant un coin du voile qui a enveloppé la vie et l’œuvre de cette artiste jusqu’à ce jour, les premiers éléments de sa biographie paraîtront à la fin de l'année pour permettre d’aller plus loin dans la découverte de cette artiste si attachante.

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Pourquoi aura-t-il fallu tant d’années pour redécouvrir Jane Atché?

Il est vrai qu’elle s’est retirée à plusieurs reprises de la vie artistique parisienne après de douloureuses épreuves, que sa production semble ne couvrir qu’une dizaine d’années, et que tous les témoignages s’accordent à reconnaître qu’elle mena une vie extrêmement discrète.

Mais il y a une autre réponse: son nom, lié à celui de Mucha, fut victime d’une confusion qui contribua à la maintenir dans l’ombre, quand l’Art Nouveau revint à la mode dans les années 1960: à cette époque, dans une biographie d’Alphonse Mucha qui fit autorité, le fils du peintre, Jiri Mucha, évoque un certain « Atché » comme un ami (au masculin) de son père, et dont le profil ne correspond en rien au souvenir que Jane Atché a laissé à son entourage. Il nous a paru légitime de mener l’enquête afin de lever certains doutes, le passage de cette biographie ayant certainement contribué à maintenir le « mystère Atché ».

Dans “Alphonse Mucha, His Life and Art” (Heinemann, Londres, 1966), Jiri Mucha fait une allusion à l’artiste Atché, “old friend” de son père, puis “fidèle ami” (veny pritel dans l’édition tchèque). Le fils de Mucha ne s’arrête pas là et considère l’affiche JOB d’Atché comme un plagiat de celle de son père. Or, l’affiche qu’il décrit est sans aucun doute possible, celle de Jane, et non d’un artiste masculin. Ensuite, les deux affiches contemporaines ne se ressemblent en rien, même, si, comme par jeu, les deux artistes ont représenté une femme en train de regarder la fumée de la cigarette qu’elle tient dans la main droite. L’affiche de Jane rompt avec la représentation de la femme en train de fumer comme “femme de mauvaise vie” ou “de moralité douteuse”, à une époque où fumer était réservé aux hommes. Son autoportrait en noir et blanc, exposé au Salon en 1908, la montrera d’ailleurs une cigarette à la main droite. Fumer semble ici aller de soi: sa JOB fume sans complexes ni provocation, avec naturel, simplicité et beaucoup d’élégance dans sa grande cape noire, les cheveux sagement relevés. Ce n’est pas le cas de la belle échevelée de Mucha, la bouche entrouverte et les yeux mi-clos, comme surprise et pâmée par l’audace et la volupté d’une première cigarette. (2)

Dans le court passage qu’il lui consacre, Jiri Mucha se livre ensuite, de façon qui semble précipitée et confuse, à une surinterprétation de faits, dont certains ne sont pas fondés et d’autres erronnés. Par exemple, confondant la date inscrite sur l'affiche -renvoyant à la dernière exposition universelle de 1889, où la marque JOB était "hors concours" (c'est-à-dire ayant déjà obtenu une médaille)- avec celle de sa création, il accuse l'artiste de l'avoir antidatée! On ne peut qu’être intrigué par ce style inhabituel chez cet excellent écrivain.

Tout se passe comme s’il avait tenu à citer ce personnage, en ayant pressenti l’importance dans la vie de son père, mais sans avoir eu d’informations suffisantes à son sujet. D’ailleurs, il publiera le même texte en tchèque trois ans plus tard, avec quelques variantes significatives, probablement à la suite de critiques. Dans les biographies ultérieures, Jiri Mucha finira par faire disparaître complètement cet Atché derrière lequel tout porte à croire que se cache la jeune Toulousaine. La succession d’approximations qu’il s’autorise à son sujet permet de conclure qu’il a, involontairement ou non, fait erreur sur son sexe (3) comme sur son prénom.

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En 1896, elle a 23 ans, Mucha en a 36 quand ils exposent ensemble, du 7 au 17 novembre 1896, au Cirque de Reims, dans le cadre de la grande “Exposition d’Affiches Artistiques Françaises et Etrangères” à laquelle participe Toulouse-Lautrec avec 400 exposants environ. Le catalogue de 202 pages annonce “ la description des 1690 plus belles affiches (…) et les portraits de 48 des principaux artistes..” dont Mucha habillé de sa fameuse blouse russe et Bouisset, né près de Montauban, donc compatriote et futur professeur de Jane dans les Arts Décoratifs. Firmin Bouisset, du même âge que Mucha, exposera son portrait au Salon deux ans plus tard : “Portraitiste de Mucha, Firmin Bouisset affectionne les noirs” lit-on dans le compte-rendu de “L’Estampe et l’Affiche”, n°5, du 15 mai 1898.

En 1897 a lieu un grand concours d’affiches, organisé par le quotidien “L’Éclair” de Paris. Inauguré le 12 avril 1897 par le ministre “de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts” et “véritable événement artistique autant que parisien”(L’Éclair du 22 avril 1897), il attira 10.284 visiteurs en 10 jours, selon le journal. Or, Mucha était membre du jury, et Jane faisait partie des exposants.

Quinze jours après, s’ouvrait le Salon des Artistes Français, dont le catalogue mentionne, dans la catégorie Lithographies, Mucha comme professeur de Jane: ATCHÉ (Melle Jane), née à Toulouse, élève de MM Laurens, B-Constant, Mucha. 34, rue Pigalle . N°3851 : “Méditation” lithographie en noir et blanc (Cette version antérieure à l’un des deux médaillons en couleur conservés au Cabinet des Estampes de la B.N., vient d’être retrouvée et fera partie de la collection Atché du Musée de Rabastens.)

Arrêtons-nous quelques instants sur les autres professeurs de Jane cités dans le catalogue du Salon de 1897: Jean-Paul Laurens, professeur remarquable et influent, a été, à l’Académie Julian, l’un des premiers dont Mucha a suivi l’enseignement à Paris, dès son arrivée de Prague en 1886, et restera toujours l’un de ses proches. Né à Toulouse comme elle, Laurens est aussi le premier professeur de Jane, dès 1895. Son ami Benjamin-Constant, professeur comme lui à l’Académie Julian, ouverte aux femmes, avait également un atelier rue Pigalle, à deux pas de chez Jane, et fait partie des relations de Mucha. On peut en déduire que les trois “toulousains”, Bouisset, Laurens et B.Constant, ont présenté leur jeune protégée, dès son arrivée de Toulouse, à Mucha, devenu alors un professeur très recherché à Paris. On sait ensuite qu’elle a travaillé avec lui, et pour lui, surtout en 1896, faisant partie de ses élèves les plus doués.

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L’hypothèse d’une Jane Atché en Camille Claudel de Mucha est tentante, et pourrait expliquer l’embarras du fils biographe.

Car, nous dit-il, un peu plus loin, Mucha a toujours pris soin de faire disparaître systématiquement toutes les traces des liaisons féminines qu’il avait eues avant de rencontrer, en 1903, celle qui sera sa femme et la mère de ses deux enfants. D’autre part, on sait grâce à la correspondance de sa sœur Louise, que Jane a traversé une période très difficile vers 1900. On constate aussi que son inspiration artistique évolue à partir de cette période vers un style plus conventionnel, comme si son audace créatrice avait été atteinte en plein vol. Elle se consacrera plus tard à de belles copies d’œuvres du Musée du Louvre, comme L’Enlèvement de Psyché de Prud’hon.

Mais si on ne peut, pour l’instant, prouver l’intimité des deux artistes, on peut cependant éprouver le sentiment d’une certaine complicité en comparant leurs œuvres, surtout entre 1896 et 1899. Ils ont un même penchant pour le mysticisme, partagent le même goût pour les symboles religieux, maçonniques, le langage des fleurs, ne choisissant jamais au hasard leurs motifs décoratifs. Peut-on parler d’influence réciproque sans faire sourire, à ce jour où la partie n’est pas égale avec le géant Mucha? Pourtant, fleurs, thèmes, compositions, attitudes, tout se passe comme s’ils se répondaient parfois l’un l’autre par œuvre interposée, dans un langage codé. La comparaison des deux “Têtes Byzantines” de Mucha et des médaillons intitulés “Rêverie et Méditation” d’Atché en est l’exemple le plus frappant.

On attend avec impatience que la Fondation Mucha, à Prague, présidée par John Mucha, son petit-fils, ait terminé le travail de classement en cours de ses archives, comme Sarah Mucha, son épouse, nous l’a écrit en février 2008, pour confirmer les indices recueillis auprès des proches de Jane. Le dernier en date est la découverte d’un dessin préparatoire à un calendrier de Mucha paru à la fin de 1897, que Jane avait gardé toute sa vie. Au moment où la maison de l’artiste fut vidée, en 1947, ce dessin sur calque fut trouvé à Rabastens par une jeune fille du pays. Née en 1930, Renée Suech l’a conservé en souvenir du couple dont elle était très proche, sa grand-mère ayant été, jusqu’à leur mort, la gouvernante de Jane et de son second mari.

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L’histoire de Jane est loin d’avoir livré tous ses secrets. En 2009, année du 70e anniversaire de la mort de Mucha, en saurons-nous plus sur la place réelle que la disciple eut auprès du maître? Quoiqu’il en soit, la première exposition de ses oeuvres montrera que la jeune femme sut s’affirmer dans son propre style, selon l’enseignement de Mucha lui-même à ses élèves : « …devenez enfin vous-mêmes, et, prenant la Nature comme point de départ, trouvez pour toute chose une interprétation personnelle ».

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NOTES

1)A propos de l’orthographe anglaise du prénom “Jane”: on pense à Jane Poupelet, sa contemporaine, sculpteur, née en Dordogne. Est-ce par mode ou par tradition, la région proche de Toulouse ayant été une possession anglaise pendant trois siècles?

2)Dans l’article du “Woman’s art journal” de 1991 (spring/summer 1991) intitulé : The “New Woman” as Prometheus, Women Artists Depict Women Smoking, Dolores Mitchell développe la comparaison et cite Jane Atché comme une des premières artistes à avoir présenté la femme fumant sous d'autres traits qu'une femme aux moeurs "douteuses", et ainsi, à avoir ouvert la voie aux femmes à bien d’autres conquêtes. Cet article, sous le titre “Women and nineteenth-Century” Reaktion Books, 2004, sera repris dans “Smoke, a Global History of Smoking”, page 294.

3)Il est vrai que rien n’indique que “J.Atché” est une femme dans le catalogue de sa première exposition à Reims, en 1896, où seulement sept femmes y sont présentées comme telles, dont cinq Américaines, sur presque 400 exposants. Les femmes affichistes étaient rares, et il n’était pas facile à une jeune fille de s’imposer dans ce milieu à la fin du XIXe siècle. À ses débuts, correspondant à l’époque où elle travaillait avec Mucha, Jane ne signait d’ailleurs qu’avec l’initiale de son prénom, suivi de son nom. Bon nombre de ses contemporaines, en particulier en littérature, signaient leurs œuvres avec des prénoms d’homme, comme Jeanne Ichard, alias Jean Rosmer, écrivain et épouse de son ami le poète Alcanter de Brahm- Conservateur du Musée Carnavalet et auteur de “L’Ecole Toulousaine de la peinture”, Editions de l’Ar"T"istocratie, 1935- ____________________________________________________________________________________

Claudine Dhotel-Velliet est l'un des vingt petits-enfants de Maurice Dhotel qui n’est autre que le légataire universel de Jane Atché. Etant sans descendants, l'artiste avait désigné comme héritiers ses amis d’enfance, les deux frères Maurice et Jules Dhotel, son beau-frère. En effet, celui-ci avait épousé en 1904 la jeune sœur et l'élève de Jane, Louise Atché qui exposa des miniatures sur ivoire, au Salon, entre 1901 et 1904, avant de mourir prématurément à 26 ans. Le Docteur Jules Dhotel (1879-1967), également peintre et sculpteur, exposera, plus tard, au Salon, dans la section "sculptures", et consacrera sa vie à la prestidigitation. Il est l’auteur d’un ouvrage de référence: “La Prestidigitation sans bagages ou Mille tours dans une valise”.

 

 

Jane Atché : Le mystère
(Toulouse 1872- Paris 1937)
Version intégrale de l'article de Claudine Dhotel-Velliet
n°219 de la revue de la Bibliothèque Nationale.
"Nouvelles de l'Estampe" Paris, sept.oct. 2008.